Séquelles d’elle (nouvelle)…

Rubi scrollait sur son téléphone dans l’obscurité de sa chambre à la recherche d’une activité à proposer à Laura. Les lumières de la ville filtraient à travers les rideaux, créant une ambiance doucement apaisante. Les idées tourbillonnaient dans sa tête alors qu'elle cherchait quelque chose à proposer à Laura pour animer leur prochain week-end.

Rubi et Laura s’étaient rencontrées au-dessus d’un étal de livres, échangeant un sourire complice en se rendant compte qu'elles convoitaient le même ouvrage. La coïncidence les avait instantanément rapprochées, déclenchant un rire partagé qui avait brisé la glace. Elles avaient eu immédiatement envie de prolonger ce moment autour d’un verre, engageant une conversation enjouée qui avait scellé une complicité toute naissante. 

C’était le printemps. La lumière extérieure était aussi éclatante que leur échange, lequel s'était rapidement prolongé à travers de nombreuses conversations téléphoniques : « Tu es dispo? Je peux t’appeler disait Laura…tu serais libre pour un déjeuner ?

Laisse-moi deux minutes, je regarde mon agenda et je te rappelle. A de suite, répondait Rubi ».

Leurs échanges étaient spontanés et fluides, sans la moindre interférence pour perturber leur communication. Rubi n’aurait jamais envisagé qu'elle aurait eu l'occasion de faire connaissance avec une femme de façon aussi naturelle. Pourtant, c'était exactement ce qui se passait.

C’est ainsi que dès le début de leur rencontre, les deux jeunes femmes avaient mis en place une routine créative pour entretenir leur complicité. Chacune leur tour, elles se chargeaient de proposer des activités originales à partager deux week-ends par mois. Leurs idées allaient de la découverte de restaurants insolites à des expositions, en passant par des balades à la découverte des derniers lieux à la mode. Pour elles, c'était bien plus que de simples rendez-vous. C'était un moyen de préserver et de nourrir leur lien, évitant ainsi la monotonie qui menace souvent les relations. Leur inventivité garantissait que l'ennui n'avait pas sa place entre elles.

Laura avait très vite saisi le goût très prononcé de Rubi pour les manifestations musicales. Elle mettait beaucoup d’intérêt à trouver des artistes les plus improbables, ce qui donnait lieu à des scènes de pures exaltation ou d’étonnement. Quand le concert ne leur plaisait pas, elles n’hésitaient pas à quitter la salle pour se regarder circonspectes avant d’éclater de rire. Leur lien se renforçait par ces découvertes qu’elles s’accordaient, créant des souvenirs uniques et des anecdotes à partager.

Au cours des années écoulées, Rubi et Laura pouvaient dire qu’elles en avaient découvert des choses ensemble. Certaines les avaient captivées ou régalées. D’autres, elles les avaient oubliées. Ce qui comptait avant tout n’était pas le contenu de leur rendez-vous mais bien le fait d’avoir passé du temps de qualité ensemble.

C’était donc au tour de Rubi de trouver l’activité du prochain week-end. Mais cela faisait des heures qu’elle cherchait sans succès. Il ne lui restait que trois jours avant l’échéance et elle ne trouvait rien qui puisse l'aider. Cela commençait à l’ennuyer. Il fut un temps où l’inspiration venait naturellement à elle. Et si, finalement elle décidait de demander conseil à l’une de ses amies pour débloquer la situation…

Il faut dire que ces dernières semaines, voire ces derniers mois, la routine, qu’elles avaient de toute leur volonté tenter d’échapper, s’était manifestement installée. Petit à petit, Rubi et Laura investissaient moins d’entrain dans leurs rendez-vous habituels. Les discussions devenaient insignifiantes, les moments partagés devenaient rares. Une certaine lassitude s'installait, laissant pointer la sensation qu’elles ne parvenaient plus à bien être en harmonie lorsqu'elles étaient ensemble.

« Tu as essayé de m’appeler ? Dit Laura.

Oui, c’est pour ce week-end, je voulais te demander quand on pourrait se retrouver.

Je ne sais pas encore, je dois faire des courses pour l’appart. Je te dis ça plus tard. Bisous ».

Installée au fond de son lit, regardant un nouvel avis sur le net, Rubi se demandait pourquoi elle se donnait tant de mal. Les pensées tournaient dans sa tête, anticipant un nouveau fiasco lorsqu'elle serait confrontée au peu d’enthousiasme de Laura. Cette perspective s'ajouterait sans doute à la liste des événements symbolisant la déchéance de leur relation.

Rubi voulait abandonner. La tentation de jeter l'éponge était forte. Cependant, c'était sans compter sur le fait qu’elle était bornée et déterminée. Elle était motivée par l’idée de bien faire, soucieuse de ne pas s’avouer vaincue. Consciente de sa responsabilité, elle refusait de participer activement au sabotage d’une entreprise déjà mal en point.

Rubi se mettait la pression. A l’occasion de leur dernier rendez-vous rituel, Laura l’avait surprise en ayant obtenu deux places de concert pour aller voir son artiste préférée. Rubi n’y croyait plus. Quand elle avait voulu acheter les places, tout avait été sold out en un clignement d’yeux et elle avait abandonner l’éventualité de pouvoir assister à ce concert. C’était sans compter sur la ténacité de Laura qui avait remué ciels et terres et avait obtenu le saint graal en ayant demandé la participation de l’un de ses amis. Rubi était exaltée ! Elle avait sauté dans les bras de Laura en l’embrassant bruyamment sur les deux joues ! Rubi était tellement reconnaissante pour ce précieux cadeau qu’elle avait eu du mal à contenir sa gratitude envers Laura.

Ce sentiment de "bien vouloir faire", éveillait chez Rubi des souvenirs d'enfance. En tant qu'aînée de quatre enfants, elle avait toujours su qu'il fallait rester discrète, suivre les règles et être un modèle. Son comportement exemplaire et sa politesse extrême avaient été façonnés par le désir de plaire et d'éviter les remarques cinglantes de son père. Pour Rubi, “bien faire” signifiait rester invisible, se plier aux attentes de ses parents sans jamais exprimer ses propres besoins. Cette expérience l'avait laissée vulnérable aux abus ainsi qu’aux frustrations, l'obligeant à taire ses pensées et ses émotions par peur des répercussions.

La situation d’avec Laura faisait ressurgir de la frustration. Elles étaient, d’ailleurs, toutes les deux frustrées, mais comme elles étaient toutes les deux polies et soucieuses de maintenir l'harmonie, elles préféraient garder le silence plutôt que risquer une situation gênante.

Rubi en ressentait de la tristesse. Elle ne parvenait pas à saisir les raisons qui avaient conduit à la perte de la joie qui les unissait autrefois.

Pour oublier, elle s’était dit qu’elle reprendrait les recherches le lendemain. Et qu’elle pourrait enfin de proposer à Laura un rendez-vous.

Avant de se coucher, elle a décidé de fumer une dernière cigarette pour apaiser ses pensées. Elle a ouvert la fenêtre, laissant pénétrer l’air frais de la nuit qui lui apportait un certain réconfort. Une vague de mélancolie et de solitude l'envahit soudainement, amplifiant son sentiment de vide. Dans le calme de la nuit, elle se retrouvait face à elle-même, confrontée à ses émotions d'incertitude.

“Vas au lit se dit-elle… ça ira mieux demain !”

Elle s’est glissée dans ses draps frais, refroidis par la douce brise nocturne. S'obligeant à fermer les yeux dans l'obscurité apaisante de sa chambre, elle cherchait le sommeil. Son esprit tourmenté ne tarda pas à la submerger d'inquiétudes, faisant de cette nuit un véritable calvaire pour trouver le repos tant désiré.

C’était un fait indéniable, Rubi et Laura avaient du mal à se retrouver l'une et l'autre. Rubi ressentait un vide émotionnel profond. Elle se trouvait dans l'incapacité de se connecter non seulement au corps, mais aussi à l’esprit de sa compagne. Même dans les rares moments où elle pensait retrouver Laura, cette dernière semblait être absente, physiquement et émotionnellement. La tension sensuelle et la douceur qui avaient jadis scellé leur union semblaient avoir disparu, laissant place à un vide pesant et déroutant.

Elles n’échangeaient plus de regards langoureux qui étaient prometteurs de longs instants de tendresse et de caresses. Elles ne s’effleuraient plus, encore moins de baisers échangés et de paroles grivoises. Une tacite et discrète distance s’était installée entre elles qui laissait croire qu’une personne s’était interposée entre elles. Les moments de compréhension et d’écoute devenaient peau de chagrin, tout comme les moments de confidence. Elles échangeaient des paroles mais ne se parlaient plus, laissant ainsi l'amertume s'immiscer dans le silence suspendu qui pesait désormais sur leur relation.

A peine six heures de sommeil. Le réveil de Rubi la tire de ses songes. Rubi n’a jamais appartenu à la catégorie des personnes qui n’avaient pas besoin d’une alarme pour se réveiller, qui plus est les jours où elle devait aller travailler. Son repos a été affreux. Une journée de huit heures l’attendait. Toute la nuit, ses pensées se sont dirigées vers le rendez-vous qu’elle devait organiser pour le samedi qui arrivait (à grands pas). Rubi jetta un coup d’œil à l’heure et se persuada qu’elle pouvait trainer encore dix petites minutes au lit, ensuite elle serait en retard. Elle savait que cette journée serait intense, ce qui ajoutait à son hésitation de quitter la chaleur de son lit.

Dans la salle de bains en train de se préparer pour la journée, Rubi prit conscience des cernes persistantes sous ses yeux, elles étaient les témoins de ses nuits trop courtes. Malgré ses nouveaux achats en cosmétiques, la fatigue omniprésente commençait à marquer son visage, lui rappelant qu'elle aurait peut-être dû se tourner vers les remèdes traditionnels transmis par sa mère, bien que l'issue demeurait incertaine.

La réalité était que rien ne pouvait prendre place dans son esprit que ses ruminations.

Les moments intimes que partageaient Rubi et Laura s'étaient nettement espacés. Les gestes tendres et les regards complices avaient laissé place à une atmosphère étrange et pesante. Rubi, d'habitude si à l'aise avec son corps, se retrouvait maintenant à le dissimuler, se sentant vulnérable en présence de Laura. Cette gêne nouvelle s'était installée, sans raison apparente, laissant Rubi perplexe face à cette distance inexpliquée qui s'était creusée entre elles.

Rubi avait pensé, un temps, que c’était à cause de leur travail. Elles occupaient toutes les deux une activité professionnelle à temps plein dans des domaines différents.

Rubi avait pris la décision, depuis la naissance d’Eli, de réduire sa cadence de travail et avait réussi à obtenir un emploi dans un laboratoire pharmaceutique qui lui laissait davantage de moments pour elle-même. Ce nouvel emploi lui convenait parfaitement. Suivre des horaires réguliers était quelque chose qu'elle appréciait particulièrement, d'autant plus qu'Eli, son fils, gagnait en autonomie. Cette organisation professionnelle contribuait à maintenir l'équilibre au sein de sa famille.

Laura consacrait davantage de temps à son travail, mais cela ne semblait pas la déranger. Passionnée par ses fonctions, elle gérait avec succès plusieurs points de vente depuis plusieurs années. Fière de la nouvelle approche managériale qu'elle avait mise en place et qui portait ses fruits, elle veillait à la satisfaction des clients qui fidèlement revenaient. Laura cultivait de bonnes relations avec ses collaborateurs, en qui elle avait pleinement confiance, ce qui lui permettait de se concentrer davantage sur la gestion marketing et les relations avec les fournisseurs qui lui offrait plus de temps pour se consacrer à ses missions principales.

La dynamique entre les deux femmes se tendait, les enveloppant dans un air lourd et pesant, rendant chaque interaction chargée d'une tension palpable. Cependant, cette atmosphère oppressante n'était pas le résultat des pressions liées à leurs responsabilités respectives, mais reflétait plutôt les obstacles croissants entravant la communication entre Rubi et Laura, mettant en péril leur capacité à nourrir un intérêt partagé.

Rubi avait toujours noté que dans ces relations, l'expression de l'intérêt pour l'autre va bien au-delà d'être une simple démonstration d'affection. Selon elle, l’intérêt jouait un rôle crucial dans l'établissement d'un climat de stabilité émotionnelle et de confiance. Cette évolution dans leur relation menaçait de perturber les bases de confiance et d'attachement qui avaient été solidement établies des mois auparavant.

Rubi sortait du métro, toujours dans ses pensées. Elle se prend le courant d’air en plein visage. Elle éternue, elle monte les dernières marches qui la séparent du trottoir avec une pointe d'agacement. Elle s'adoucit en constatant l'absence de pluie. “C’est au moins déjà ça”. Son bureau n’était plus qu'à cinq minutes de marche. Elle entamait son parcours habituel. En passant par la boulangerie du coin, la personne à la caisse l’a saluée d'un "Comme d’habitude ?”. Un simple hochement de tête de la part de Rubi a accompagné son "Merci, bonne journée". Jetant un coup d'oeil à son portable, elle a constaté encore l'absence de réponse de Laura pour leur rendez-vous du samedi…

La sécurité était un big deal pour Rubi. C’était une composante essentielle de son bien-être. Elle avait conscience que ce sentiment de sécurité n’était pas inné. Avant de s’engager avec Laura, Rubi avait pris le temps de définir clairement ce que représentait pour elle une relation sécurisante. Elle avait insisté sur l'importance des actes et des paroles qui exprimaient la validation, l'encouragement et le désir. Pour Rubi, il était primordial que sa relation avec Laura soit basée sur un choix mutuel et éclairé, où elles se choisissaient chaque jour, ainsi qu’elles choisissaient d’évoluer ensemble. Pour Rubi c’était autant un choix, qu’une action.

Le choix était quelque chose de primordial pour Rubi.

Enfant, elle fut confrontée à la contrainte, ce qui l’avait empêché de vraiment connaître ses préférences et de pouvoir faire ses propres choix. La découverte de ses goûts et de ce qu'elle appréciait n’est venu que tardivement. Tout semblait lui être imposé, laissant peu de place à son individualité. En entrant dans l'âge adulte, elle a fait de nombreuses découvertes, comme si elle avait vécu isolée. Cette expérience l'avait amenée à développer une aversion profonde envers tout ce qui cherchait à la restreindre. La contrainte devint pour elle une forme de violence à bannir absolument de sa vie.

C’est pourquoi quand les gestes qu'elle partageait avec Laura étaient devenus maladroits et moins assurés. Elle s’est questionnée. Et si c’était le choix de Laura de faire de la rétention. C'était à peine perceptible, mais Rubi était certaine que Laura avait modifié sa manière d'agir envers elle. Les regards profonds et enivrants avaient cédé la place à des échanges furtifs et distants. Les caresses passionnées s'étaient transformées en gestes mécaniques, dénués d'émotion. Ces moments qui les transportaient jadis loin de la réalité semblaient désormais être devenus une corvée, les laissant ancrées dans leur quotidien.

Cette rétention rendait Rubi passive. Elle se retrouvait à énumérer, dans sa tête, les étapes une à une, anxieuse d'atteindre enfin la délivrance, car tout tournait autour du fait que cela devait se terminer. Graduellement, Rubi se sentait de plus en plus en décalage. Elle avait réalisé qu'elle ne pouvait plus offrir ses caresses à Laura, devenue hors de portée. Malgré ses efforts pour comprendre, Rubi ne pouvait s'empêcher de trouver injuste cette privation de la possibilité de contenter Laura, de l'empêchement de renforcer ces liens qu'elle avait tant chéris, de partager avec elle ses émotions.

Autre chose avait disparu… elles ne riaient plus ensemble… leurs ébats étaient désormais inconfortablement silencieux. Avant, ils n’étaient que bavardages, rigolades et check-in. Elles ne pouvaient s’empêcher d’échanger ce qu’elles ressentaient et ce qu’elles voulaient. Elles se disaient qu’elles s’aimaient… Par la force des choses, leurs corps ont cessé de se rencontrer. Une barrière invisible s’était érigée entre elles, sans que l’une ou l’autre n’ait le pouvoir de la franchir. En avaient-elles envie ? C'était peut-être mieux ainsi que de s’imposer des situations inconfortables. Ils étaient maintenant relégués dans un territoire qui resterait plus exploré. Était-ce un choix se demanda une nouvelle fois Laura ?

Rubi se posait beaucoup de questions. Son visage souvent soucieux et son esprit constamment préoccupé. Son manque de concentration la rendait distraite, incapable d’être attentive à ce qui se passait autour d'elle. C’était l'ambiance entre elle et Laura qui captivait toute son attention. 

Rubi se disait qu’il fallait qu’elle procède par élimination. Si ce n’était pas le travail qui était la cause de la tension avec Laura. Qu’est-ce-que cela pouvait être ?

Elle envisageait que ce pouvait être la sexualité tout en se raisonnant en se disant que le sexe n’était pas le seul ciment d’une relation de couple. C'était monnaie courante de traverser des passages à vide ou des périodes de questionnement selon son moral et sa santé physique.

Dans son dialogue intérieur, Rubi pensait que tant qu’elles ne mettaient pas de mots sur ce malaise qui s’interposait entre elles, elle n’avait pas de raison de s’alarmer. La technique de l’autruche lui semblait la posture la plus sage. Elle ne se sentait pas prête à affronter Laura. Son syndrome de people pleaser ne s’en voyait que plus ravi.

Rubi ne se faisait tout de même pas des idées pour rien. Les expressions d’intérêt de Rubi et Laura s’étaient réduites. Cela avait créé des situations déstabilisantes pour toutes les deux. Les insécurités étaient devenues de plus en plus prégnantes, jetant un voile sur leur relation autrefois équilibrée. Désormais, un besoin constant s'est installé chez Rubi, cherchant à être rassurée par Laura, désireuse de retrouver la complicité qui les avait liées.

Laura exprimait une distance. Elle n’avait plus le matériel pour apaiser Rubi, laissant transparaître un désengagement palpable accompagné d'un détachement évident. Leur relation évoquait celle de Tom et Jerry, se poursuivant sans jamais que l'une puisse totalement capturer l'autre.

Au travail, Rubi restait emprisonnée dans ses réflexions sans y trouver le réconfort, ni la solution. Les spéculations autour de son couple ont continué à fuser dans son esprit. Elle gardait en tête le fait que Laura et elle, n’avaient pas trouvé ce qui donnait du sens à leur relation. C’est ce que se disait Rubi quand elle prêtait attention aux conversations que les personnes avaient à propos de leur partenaire. Peut-être qu’elle et Laura se retrouvaient dans une impasse où elles devaient prendre une direction plutôt qu’une autre. Prendre des décisions ? Oui … Mais lesquelles ?

Elles partageaient, à première vue, les mêmes centres d’intérêts, des origines sociales très proches. Elles étaient toutes deux issues de familles modestes et partageaient une identité commune, ce qui les rapprochait davantage malgré certaines différences perceptibles au fil des discussions.

Elles avaient pris le temps de se connaitre pendant plusieurs mois, cultivant une affection partagée et généreuse. Les souvenirs de Rubi étaient riches en détails des longues ballades à travers la ville, de pauses sur les bancs et des marches sans destination précise. Chaque hochement de tête exprimait une compréhension profonde entre elles, chaque sourire reflétait la douceur des échanges et chaque battement de cœur anticipait avec joie les rencontres à venir.

D’abord, leur trajectoire de vie présentait des différences. Pour Rubi, son parcours ne suivait pas les schémas habituels. Il était marqué par des évènements dramatiques et violents qui, bien que Rubi ne voulait se l’avouer, avaient influencé bon nombre de ses décisions. Ces expériences passées continuaient de façonner sa vie, la plongeant souvent dans une anxiété profonde nourrie par des peurs irrationnelles sans raisons évidentes. Malgré tout, elle entretenait l'espoir que la tranquillité finirait par la rejoindre un jour.

Rubi était passionnée. C’était une personne qui lisait énormément depuis son enfance. Elle passait des heures à dévorer les classiques de la littérature. Son goût pour la dramaturgie était comme un filigrane à sa propre existence, façonnant sa vision du monde. Stimulée par la lecture et les œuvres visuelles, Rubi restait ouverte à de nombreux sujets. Cinéphile, elle avait une culture cinématographique qui pouvait enrichir les conversations. La musique occupait une place essentielle dans sa vie, allant jusqu'à garder ses écouteurs sous la douche !

Rubi pouvait s’emporter sur de nombreux sujets et encore plus sur ceux qui lui faisaient ressortir sa colère, notamment face aux injustices et aux inégalités qui la mettaient sur la défensive. Sa rigidité, ancrée dans ses valeurs inébranlables, l’avait maintenue dans ses moments de vulnérabilité les plus intenses. Insatisfaite des attaches fragiles qui l’entouraient, Rubi se montrait exigeante envers elle-même et envers ses proches, attendant de ces derniers une adhésion à ses convictions et opinions. Parfois, elle bousculait Laura, cherchant à la faire évoluer en la confrontant à des enjeux pour lesquels elle était plus avancée en raison de ses expériences passées et de ses positions affirmées.

Rubi se décrivait comme une personne timide et réservée. Elle avait toujours eu du mal à se lier aux autres. Cependant, dès que ses barrières étaient abaissées, elle pouvait être parfaitement à l’aise, laissant entrevoir une facette de sa personnalité plutôt enjouée.

Au fil de ses expériences, Rubi avait compris la raison pour laquelle elle avait des difficultés à s’exprimer auprès des autres. Elle n'avait pas de problème à se dire réservée, elle pensait même que c’était foncièrement sa personnalité. Ce qui pouvait être questionnant, c'était le fait qu’elle se réfrénait lorsqu'elle rencontrait de nouvelles personnes. Elle ne prenait la parole que si on la lui adressait, écourtait les interactions sociales dans des lieux où elle ne connaissait personne, et préférait rester dans son coin sans se mélanger.

Laura avait observé ce comportement chez Rubi et avait pris l'habitude de l'encourager. Elle savait qu'une approche trop insistante aurait des effets contraires à ceux recherchés. Son souci principal résidait dans le fait que Rubi puisse trouver le chemin de l'ouverture et ne se renferme pas davantage.

Rubi était effrayée de faire face à des critiques ou paraître ridicule. Sa timidité venait tout droit de son adolescence où il lui avait été interdit d'exprimer ses opinions, et cela aurait pu être même dangereux pour elle. Le danger dont elle faisait face provenait de son père qui avait occupé la fonction patriarcale en toute puissance et toute impunité, instaurant un climat oppressif et contrôlant dans lequel elle n’avait pas pu s'épanouir et affirmer sa propre voix.

C’est pourquoi adulte, Rubi avait conservé la croyance que les personnes qu'elle côtoierait ne pourraient l’accepter telle qu'elle était réellement. Elle s’était auto-censurée jusqu’à ériger autour d'elle un mur infranchissable, isolant son vrai moi du monde extérieur. Cette auto-limitation l'emprisonnait dans une souffrance face à son incapacité à se montrer plus légère.

Cette mise en danger, à laquelle Rubi s'attendait à être constamment confrontée, a entraîné des difficultés pour elle à définir ses propres limites. Ayant été blessée par quelqu'un censé assurer sa protection, elle peinait à reconnaître les signes de comportements néfastes, surtout lorsque ses premières blessures provenaient d'un adulte en qui elle aurait dû avoir une confiance absolue. Naturellement, Rubi craignait que cette expérience ne se répète avec toutes les personnes qu'elle rencontrerait par la suite.

Laura et Rubi passaient de longs moments à discuter des peurs de Rubi. Laura s'efforçait de comprendre ses inquiétudes et cherchait des façons d'y répondre avec bienveillance. Plutôt que de donner des conseils directs à Rubi, elle préférait l'encourager à réfléchir par elle-même en lui posant des questions comme « As-tu envisagé de … ».

Et cela avait plutôt bien fonctionné quand Laura y mettait de l’intention. Elle avait vu les premiers effets lorsque Rubi avait commencé à passer plus de temps avec ses amies et à envisager de reprendre une activité artistique qui lui plaisait tant. C'était comme si un renouveau s'était installé dans la vie de Rubi, et Laura était ravie de voir Rubi trouver un peu plus de liberté.

Laura quant à elle était enfant unique et avait toujours été pondérée depuis son plus jeune âge. Sa timidité et sa réserve différaient de celles de Rubi, étant davantage le reflet de sa nature prudente. Laura évitait les sujets inconnus et ne se risquait à exprimer son opinion que rarement. D’ailleurs elle se heurtait parfois à l'incompréhension de Rubi. Face à la pression de cette dernière pour s'exprimer, Laura avait choisi de rester en retrait, préférant ne pas rivaliser. Elle se concentrait sur ses propres défis personnels, privilégiant la compassion et la bienveillance, sans chercher à imposer des solutions. Son esprit avait besoin d'ordre pour se consacrer aux autres, une tâche qui lui demandait beaucoup de temps et d'énergie.

Laura était un électron libre, toujours avide de mouvement, d'exploration et d'aventure. Son insatiable curiosité la poussait à repousser les limites, sans craindre de s'attacher à une passion éphémère. Chaque mois, ses centres d'intérêt se renouvelaient, traduisant une soif constante de découverte et de nouveauté. Ce trait de personnalité, par sa volatilité et son imprévisibilité, pouvait être déroutant pour Rubi qui, quant à elle, était d’une constance quasi monastique, préférant la stabilité et la régularité dans sa vie quotidienne.

Il devenait de plus en plus évident, que plus elle allait profondément dans ses réflexions que Rubi et Laura ne partageaient aucun projet commun "de couple" à court, moyen ou long terme qui aurait pu leur donner une perspective. Laura avait des projets de son côté dont Rubi était exclue. Toutes les fois où Laura abordait ses projets, Rubi avait l’impression d'être une spectatrice, une présence sans réelle importance dans le futur de Laura, mais seulement là parce qu’elles s'étaient rencontrées à un moment donné.

Au plus fort de leur amour, Rubi ne prenait pas si mal le fait de ne pas partager de projets avec Laura tant qu’elle conservait l’idée qu’elles avanceraient chacune à leur rythme respectif et qu’au bout du chemin, elles se retrouveraient. Rubi devait se l’avouer, c’était plus dur pour elle de laisser jouir Laura d’espace. Rubi était habitée par la peur d’être quittée. Elle redoutait le moment où Laura pourrait s'éloigner d'elle.

Avec cette peur de l’abandon, Rubi s’avouait qu’elle avait mis en retrait certaines de ses intentions pour leur couple afin de ne pas effrayer Laura. Malgré la fluidité de la communication, Rubi manquait de pratique pour aborder des sujets plus personnels liés à son identité. Après des années d’errance, elle avait pris soin de s’éloigner de tout ce qui aurait pu menacer sa santé mentale et son équilibre émotionnel. À ce moment de sa vie, elle recherchait la tranquillité et travaillait ardemment pour construire son bonheur et dévoilait rarement la profondeur et la gravité de ses pensées à Laura. Son côté dramatique, qu'elle maîtrisait, combiné à son syndrome de people pleaser, la poussait à garder le silence sur ses attentes les plus intimes.

Rubi avait toujours été hantée par la peur d’être abandonnée, une angoisse qui semblait enracinée sans réelle explication. Convaincue que les autres manquaient de résilience et de détermination face aux épreuves de l’existence, Rubi n’avait jamais connu la sécurité d’un attachement solide. Elle avait mis des années à réaliser qu’elle méritait sa place dans le monde, de femme à part entière, loin du modèle maternel qu’elle avait connu. Malgré son émancipation de son passé, Rubi luttait encore contre ses peurs, notamment que si elle s’affirmait elle serait quittée.

Elle restait hermétique à des bonheurs, persuadée qu’elle ne les méritait pas. Malgré sa difficulté à s’ouvrir aux autres et à établir des connexions profondes pour éviter d'être jugée, Rubi était une bonne vivante. Elle trouvait du plaisir à danser, à s’amuser et elle était connue pour sa répartie. De plus, elle entretenait des liens sociaux variés grâce à ses nombreux centres d'intérêts.

Malgré son implacabilité apparente et ses peurs, Rubi observait avec attention l'évolution des choses. Elle s’était projeté en train de mûrir et de façonner ce projet de relation unique qui susciterait l'enthousiasme d’elle et de Laura. Lorsqu'elle envisageait cette relation en grand, c'était pour mettre en lumière sa rareté. Rubi se laissait aller à la fantaisie de créer avec Laura un sanctuaire de construction et de guérison, en raison de leurs identités de femmes noires. Elle avait toujours envisagé que le concept de douceur et de soin était cohérent non seulement à leurs existences individuelles, mais aussi à leur relation commune, et qu'il revêtait un sens profond qui éclairerait chaque aspect de leur vie. … du moins aux yeux de Rubi. Cette nécessité, bien plus qu’un simple désir, avait pris racine dans le vécu de Rubi. Fatiguée des douleurs et des combats du quotidien, elle aspirait à se détacher du cliché de la femme forte, constamment prête à surmonter les épreuves. Son souhait était de construire un chemin où elle et ses proches pourraient toutes et tous savourer une sérénité émotionnelle durable.

Quand la connexion avec Laura a commencé à se distendre, les disparités entre elles devenaient de plus en plus évidentes pour Rubi. Elle voulait une relation plus profonde que celle qu’elle avait avec Laura. Bien que ces différences n'étaient pas nouvelles pour elle, elles pesaient de plus en plus dans leur relation. Malgré une belle entente en surface et un accord tacite pour éviter de se blesser mutuellement, elles se retrouvaient semblables à des étrangères qui partageaient un voyage, mais destinées à suivre des chemins différents une fois arrivées à leur destination. Leurs désirs, aspirations et besoins devenaient de plus en plus incompatibles. Rubi réalisait avec une pointe de tristesse qu'elles n'étaient simplement pas capables de se l'avouer.

Elle exprimait souvent ces mots : « Tu me manques ». Ces simples paroles portaient en elles le poids de son attachement à l'ancienne version de Laura.

Après avoir été proches, avoir pleuré dans les bras de l’une et l’autre et ri aux éclats, avoir partagé leurs plus grands secrets et fait l’amour ensemble, Rubi et Laura la distance qui s'installait entre elles devenait évidente, comme une ombre qui avait plané sur ce qui avait été pourtant si intense.

C’était à peu près à ce moment-là que l’anxiété de Rubi est revenue pesante … Elle se sentait de plus en plus submergée par des détails et désemparée face aux imprévus. Chaque souci réduisait un peu plus l'espace où sa créativité et sa joie pouvaient s'épanouir. Sans le vouloir, cela renforçait sa dépendance émotionnelle à Laura. Ses pensées étaient de plus en plus obsédées par des scénarios catastrophes. Les émotions négatives se faisaient oppressantes. Rubi était à cran, en quête de sens, scrutant chaque mot prononcé par Laura. Chaque message était minutieusement analysé, le moindre signe de ponctuation devenant sujet d'interrogation : pourquoi ce point final? Pourquoi ce point d’interrogation?

Elle marchait sur des œufs, ce qui n’était plus le signe d’une relation paisible. Chaque pas était une danse délicate, un équilibre fragile entre l'amour et la tristesse. Rubi demeurait à l’affût d’un signe avant-coureur, une tension palpable qui présageait l'orage à venir. Chaque regard, chaque mot échangé était chargé d'électricité, prêt à faire éclater leur fatigue en une dispute qui serait inévitable.

Rubi n’était pas la seule à être devenue précautionneuse. Laura faisait son maximum pour préserver un statu quo qui, plus elle le repoussait, plus il devenait gênant. De son côté, elle était parvenue à espacer ses rendez-vous avec Rubi, avançant le fait qu’elle avait besoin de gérer plus son temps personnel et ne pas être soumise à un agenda rigide et peu flexible.

Notification de message : Laura avait enfin répondu à Rubi qu'elle serait disponible dans l'après-midi et qu'elles pouvaient se retrouver directement au lieu du rendez-vous. Sa réponse était brève. Rubi, de son côté, lui avait transmis l'adresse du lieu et avait conclu en ajoutant "A samedi".

Laura savait qu’elles étaient piégées dans une illusion, plus que jamais consciente que c'était la fin. Elle observait Rubi essayer de compenser pour combler ses propres défections. Laura ne savait pas encore comment elle annoncerait la nouvelle à Rubi. Inquiète de sa réaction et de sa propre capacité à apaiser sa peine. Elle rejouait la conversation à venir, pesant soigneusement chaque mot qu'elle choisirait. Sa résolution était ferme, malgré le fait qu’elle n’avait pas vraiment de raison à donner à Rubi sur sa décision. Elle sentait juste qu’elles allaient nulle part. Elle aimait Rubi mais plus assez pour poursuivre ce qui était devenu une relation où chacune d’entre elles désiraient autre chose.

Laura savait que Rubi s’était donné du mal à organiser ce rendez-vous, car elle ne lui avait pas posé de questions pendant la préparation. Rubi aimait lui faire deviner, rendant chaque moment touchant et attentionné. Chaque rendez-vous organisé par Rubi pour Laura était méticuleusement planifié, tel un jeu de piste reflétant sa minutie, où aucun détail n'était laissé au hasard.

Laura sentait que Rubi était plus inquiète que d’habitude. Avant, elle aurait fait le nécessaire pour la tranquilliser, mais désormais elle n’en avait plus la volonté. La position qu’occupait Laura lui était inconfortable mais elle lui était inévitable. Elle ne souhaitait pas précipiter les choses. Elle attendait la circonstance opportune. Ce qui la déroutait le plus, c’est que contrairement à des situations similaires, elle et Rubi n’avaient jamais eu de disputes ou de conflits qui avaient parsemé leur relation. Elles avaient toujours discuté des difficultés qu’elles pouvaient rencontrer chacune. Elles avaient certes des visions différentes d'envisager la vie mais rien qui ne pouvait donner lieu à des divergences qui donneraient naissance à des conflits plus violents. Elles étaient toutes les deux très respectueuses de l’une et de l'autre. Elles étaient bienveillantes, à l’écoute et disponibles. Elles s’étaient aimées, Laura en était sûre.

Laura avait le choix qu’il était temps pour elle de prendre une autre direction. Cela avait été une décision difficile à prendre pour elle, dans la mesure où elle évoluait avec Rubi dans un espace relationnel qui lui avait beaucoup apporté et dans lequel les deux jeunes femmes s’étaient beaucoup investies. Malgré les liens profonds tissés entre elles, elle savait qu'il était juste de mettre un terme à cette relation, prenant en compte les sentiments que Rubi éprouvait toujours pour elle, afin de ne plus la laisser dans l’ignorance. Laura comptait sur leur prochaine entrevue du week-end pour s'ouvrir à Rubi sur ses intentions concernant l'avenir de leur relation. Elle se sentait à la fois angoissée et résolue à aborder ce sujet délicat, sachant que leur conversation serait déterminante pour la suite de leurs chemins respectifs.

Rubi marchait Laura à ses côtés. Elle pose son regard sur Laura. Les traits rassurants de Laura, qui l'avaient initialement apaisée, semblaient maintenant teintés d'incertitude. Pour étouffer ses larmes naissantes, Rubi détourna les yeux vers les fines mains de Laura, désirant les saisir, les embrasser, les serrer contre elle. Cependant, la peur de se voir repoussée l'en empêchait. Elles avançaient côte à côte, leurs pas désunis, fixant un point vague devant elles. Chacune ignorait la présence de l'autre, tout en sachant pertinemment qu'elles étaient ensemble à ce moment précis.

Rubi essayait de relativiser et se répétait que toutes les histoires se finissent et qu'il était peut-être temps pour elle d'affronter cette nouvelle réalité avec courage. Elle prenait de grandes respirations pour se donner une contenance, se persuadant que chaque inspiration remplirait son être d'une énergie nouvelle qui la préparerait à affronter les défis à venir avec détermination et résilience.

Rubi était effondrée, malgré ses efforts pour dissimuler ses émotions. C'était comme si elle se trouvait désormais plongée dans un tout nouvel univers impitoyable, où les règles sur lesquelles elle avait compté pour survivre avaient été subitement modifiées. Chaque petit incident la mettait au bord des larmes, dans l'attente d'une attention de Laura qui autrefois venait naturellement. Les mots doux et les gestes tendres avaient disparu, tout comme le sourire radieux et les yeux pétillants de Laura, jadis signes de sa malice.

Laura était bien plus qu'une simple superstar pour Rubi. Sa présence éclipsait tout le reste dans la vie de Rubi, la laissant se sentir insignifiante à ses côtés. Consciente qu'elle ne pouvait retenir Laura contre son gré, Rubi se retrouvait démunie face à l'inévitable rupture qui se profilait. L'idée de manipuler Laura pour la garder à ses côtés ne lui avait même pas effleuré l'esprit, consciente que cela aurait franchi la frontière de l'abus et c’était une perspective inenvisageable pour Rubi.

Rubi était malheureuse comme les pierres. Laura ne lui adressait la parole qu’en cas d’extrême nécessité. Elle lui posait des questions comme on ouvre grand des portes : « Est-ce que tu te sens bien avec moi ? Est-ce que la relation que nous avons te convient ? Est-ce que c’est vraiment ce que tu veux ? » Le poids de l'incertitude pesait lourd sur les épaules de Rubi, chaque question la plongeant un peu plus dans la confusion.

A ces questions, Rubi y répondait avec une transparence évidente et sincérité. Elle exprimait à Laura sa conviction profonde de partager une relation authentique avec elle. Ses sentiments intenses et véritables ne faiblissaient pas. Son affection infinie envers Laura la submergeait, la laissant dépourvue de contrôle sur ses émotions. Rubi croyait fermement que le temps était un précieux allié, capable d'éclaircir bien des choses, y compris leur lien spécial.

Laura recevait ses réponses sans rien y ajouter.

Rubi, autrefois une super-héroïne était privée de ses pouvoirs, se sentait subitement diminuée. Sa vulnérabilité était devenue évidente. En présence de Laura, elle s'efforçait de se faire discrète, de laisser de la place. Elle se retrouvait désorientée, perdue sans aucun point de repère familier. L'amour qui avait jadis été son refuge avait maintenant disparu. Même le seing réconfortant de Laura ne lui apportait plus de réconfort. En conséquence, le corps de Rubi semblait se métamorphoser en une entité étrangère, prête à devenir la personne qu’elle serait après Laura. Ce sentiment d'amour s'estompait peu à peu, laissant dans son enveloppe corporelle les souvenirs tenaces pour attester de son existence passée. Comme le souvenir des baisers de Laura qui avaient doucement parcouru son ventre, laissant des traces brûlantes sur sa peau. Ses mains, expertes et passionnées, l'avaient ensorcelée de désir. Sa voix résonnait encore dans son esprit. Son souffle, chaud et rassurant, l'avait transportée dans un tourbillon de sensations. Son regard, intense et profond, avait su percer les barrières de son être, laissant son âme à nue devant cet amour tout entier incarné en Laura.

Laura avait été le centre de l’attention constante de Rubi. Elle avait été un guide. Cependant, malgré ce lien profond, Rubi se rendait compte qu'elle devait désormais envisager de lever l’ancre et quitter le port de cette relation qui avait défini une grande partie de sa vie récente.

Rubi, alors qu'elle progressait sur le chemin de ses pérégrinations, réalisait progressivement qu'elle avait largement sous-estimé l'incidence de son rôle de parent sur sa relation avec Laura. Il ne s'agissait pas simplement d'un lien entre elles deux. D'autres entités étaient inextricablement mêlées à cette équation. Rubi n'était pas uniquement une amante. Malgré cela, c'était ainsi qu'elle se définissait aux côtés de Laura : sa compagne, sa chérie, son baby !

Rubi portait plusieurs casquettes. Elle était partenaire et parent, elle jonglait avec ces deux grands rôles en espérant pouvoir user de légèreté et de confiance. Ces deux rôles l’accaparaient bien plus qu’elle ne voulait l’admettre. Malgré le besoin de contrôle qui découlait de son passé, Rubi aspirait à être la vedette incontestée, réticente à partager la scène.

Rubi n’a plus été le centre de toutes les scènes depuis un moment. Laura a pris le lead avec assurance, menant la danse avec aisance. Rubi a graduellement perdu en présence, reléguée à un second plan où ses répliques se faisaient de plus en plus rares. Ses brèves apparitions semblaient souligner la diminution de son rôle. Ses interventions fugaces dans la vie de Laura prenaient une tournure de plus en plus subie, comme des épreuves imposées.

Rubi n’avait pas été claire sur ces positions et de la manière dont elle pensait pouvoir occuper tous ces rôles sans que personne, elle y compris, n’en pâtisse. Ce manque de communication avait laissé beaucoup de place à Laura pour se distancer et prendre en main sa propre organisation, sans se soucier des contraintes familiales de Rubi, qui avait choisi de ne pas l'y impliquer.

Les mots n’avaient toujours pas été dits. Quelque part, il résidait un espoir qu’elles puissent traverser cet épisode sans nécessairement prendre la décision de se séparer. C’était une décision que Rubi ne voulait, bien entendu, ne pas prendre. Elle ne s’imaginait pas à quoi pouvait ressembler d’être séparée de la personne qu’elle aime. Laura, qu’elle avait attendue si longtemps, était arrivée à un moment où elle s’y attendait le moins. Pour toutes ces raisons, Rubi ne pouvait se résoudre à accepter que cela arrive. Les traumatismes d’enfance de Rubi l'avaient amenée à repousser à de nombreuses reprises des personnes qui auraient pu lui offrir de l’amour. Elle s’était précipitée vers celles qui lui avaient fait intégrer qu’elle devait lutter pour l’obtenir. Cependant, avec Laura, tout avait été différent. Rubi redoutait de se retrouver face à ce nouveau défi, celui d’utiliser son recul et son discernement pour ne pas retomber dans les schémas du passé et de se préserver.

A l’époque de leur rencontre, Rubi avait apprécié le fait qu’elle pouvait être parfaitement elle-même avec Laura. Elle n’avait pas ressenti le besoin de se changer et de correspondre à une image qui ne lui ressemblait pas. En présence de Laura, elle s’était montrée authentique, sans artifice ni masque, et cela avait créé entre elles un lien de confiance profond et sincère.

Instantanément, à l'évocation de Laura, une fièvre ardente s'empara d'elle. Consciente de devoir maîtriser ses émotions, elle s'efforça de conserver son sang-froid malgré l'ardeur qui montait en elle. Bien que timide et réservée, la simple présence physique de Laura la bouleversait profondément. Son être intérieur se liquéfiait de désir, une envie palpitante la consumait. Convaincue que leur destin était lié, Rubi était persuadée que Laura et elle aillaient s’appartenir. Leur proximité était mystique. Laura évoquait en Rubi à la fois la tendresse et un désir infini. Rubi en était convaincue : ce tourbillon émotionnel ne s'apaiserait que lorsque sa soif serait enfin assouvie...si cela devait un jour arriver.

Si Rubi avait pu dessiner Laura, elle l’aurait incarnée comme une lamentation qui prendrait vie. Une femme qui aurait trouvé sa place dans son quotidien naturellement, comme si elle avait toujours été là. Rubi ne l'avait pas perçue comme une sauveuse résolvant tous ses problèmes, mais plutôt comme une compagne partageant ses joies et peines, apportant stabilité et réconfort. Elle était consciente que même si ses souhaits s'étaient réalisés, elle devrait apprendre à vivre avec une autre personne, lui accordant confiance, partageant les décisions et favorisant l'autonomie de chacune.

Elles étaient arrivées chez Laura. Leur rendez-vous était enfin passé ce que les soulageait toutes les deux. Elles sont attablées chacune à un bout de table, gardant une distance entre elles. Incapables de croiser leurs regards.

“Cela veut dire que demain, nous ne serons plus ensemble ? demande Rubi.

“Non, c’est fini, dit Laura”.

L'amertume s'installe. Un mélange de ressentiment et de chagrin frappe Rubi la laissant groggy. Malgré la douleur écrasante, Rubi tente de rester debout. Sa vue se brouille, et devant ses yeux embués, la réalité semble s'évanouir lentement. Le sol sous ses pieds semble se dérober, l'entraînant dans un tumulte émotionnel.

A ces mots, “c’est fini”, Rubi ne peut retenir ses sanglots qui deviennent longs. De façon littérale, son cœur se brise lentement et douloureusement. Il n’y a pas de bruit, ni d’éclat, mais il se casse en milliers de morceaux qui semblent s'éparpiller aux quatre coins de l'univers de Rubi. Elle le sent se fendre dans sa poitrine déchirée, créant une douleur lancinante. Cette souffrance intense, ce déchirement brutal, ce déracinement profond, elle ne l'avait jamais ressenti avec une telle ardeur. Elle s'imaginait écartelée, ses membres à la dérive. Soudain, elle s’est demandée combien de temps il lui faudrait pour ne plus ressentir cette douleur. Elle s’est demandée quand elle redeviendrait complète, quand elle pourrait rassembler les morceaux parsemés de son être. Elle ne pouvait supporter l'idée que cette douleur perdure indéfiniment. Elle avait soudain besoin de croire en la guérison, en la réunification de son être fragmenté, en un avenir où elle ne ferait qu'une à nouveau.

Après avoir éprouvé une profonde détresse, elle a laissé place à une colère qui s'est dirigée tout droit vers Laura. C'était une colère dévastatrice qui lui donnait l'envie irrépressible de tout balancer. Les prémices de la rupture avaient provoqué en elle un sentiment d'injustice, comme si elle était la seule à en être la victime, alors qu’elle avait tout fait correctement.

Rubi est devenue odieuse, poussant Laura dans ses retranchements dans l'espoir de déclencher une réaction qui justifierait sa colère. Mais Laura n'a pas cédé à la provocation. Au lieu de cela, Rubi s'est approchée d'elle, déversant des paroles empreintes de colère qui reflétaient son propre désarroi intérieur. Ces mots étaient à la fois un exutoire et une tentative de rationalisation de ses actes. Malgré sa conscience de l'injustice de son comportement, Rubi se sentait impuissante face à la décision de Laura de partir. Alors que le calme revenait progressivement en elle, Rubi réalisa que Laura avait définitivement quitté sa vie, laissant derrière elle un vide. Dans sa tourmente, Rubi se retrouva seule avec sa souffrance, submergée par un profond mal-être sans issue apaisante.

Rubi voulait que Laura ait pitié d’elle. Elle était en deuil… Comment faire le deuil alors que personne n’était décédée. Elle demeurait circonspecte. Affolée. Apeurée à l’idée d’affronter son nouveau quotidien.

Résolue et rompue, après des heures de conversations infructueuses avec Laura qui ne faisaient que confirmer sa décision irrémédiable, Rubi a quitté Laura pour regagner son domicile, se sentant profondément défaite. Malgré ses rêves de grandeur, elle se sentait dépossédée. Son corps pesait lourd, chaque mouvement lui coûtant comme si elle avait été physiquement agressée à chaque pas. Le trajet de retour vers chez elle a été un véritable défi, mais une fois rentrée, épuisée, elle s’était effondrée dans son lit sans même prendre la peine de se dévêtir.

Rubi a passé des heures enfermée dans sa chambre, plongée dans l'obscurité. Un torrent d'émotions la submergeait, oscillant entre larmes et pensées. Malgré de brèves lueurs de lucidité, elle demeurait dans un état de stupéfaction. L'amère réalité s'imposait : elle était impuissante face à ce bouleversement et le départ de Laura, l'objet de son affection, datait bien d'avant cette révélation.

Rubi avait longtemps considéré que Laura était acquise, prenant pour acté que leur lien était indéfectible. Cette idée apaisait Rubi, mais elle s'avérait être une illusion. En toute honnêteté, c'était l'orgueil de Rubi qui  avait été blessé. Sa demande à Laura, qui l'avait traitée avec respect, de répondre à ses besoins selon ses propres termes était déraisonnable. Laura n'avait pas réellement causé de tort à Rubi ; elle avait simplement écouté ses propres besoins. Les signes étaient là, mais Rubi avait choisi de les ignorer, sachant que les affronter aurait signifié confronter ses propres peurs et vérités. Elle avait des difficultés à admettre que la connexion partagée avec Laura était en deçà de ce qu’elle désirait. Malgré ses efforts pour nourrir la relation, elle ne pouvait ignorer le vide émotionnel grandissant entre elles, creusant un fossé de solitude qu'elle avait tenté de combler.

Son orgueil prenait toute la place. Il occupait l’obscurité de sa chambre pour n’en laisser aucun échappatoire, assombrissant tout autour. Une chape étouffante s’était répandue dans la pièce de 12 m². La rupture s'avérait bien plus douloureuse de ce à quoi elle s'était préparée mentalement. Rubi réalisait que, dans son cercle proche, personne n'avait réellement abordé la profonde tristesse qu'une rupture pouvait engendrer. Elle était surprise par la retenue avec laquelle les gens évoquaient ce sujet, sauf lorsque l'histoire contenait des insultes, des disputes, voire de la violence. Perdre une personne aussi rare et précieuse à ses yeux, dans un silence presque assourdissant, la plongeait dans une vague d'émotions complexes. Elle aurait souhaité que l’on parle davantage du sentiment d'insécurité post-rupture, se sentant vulnérable et instable. Malgré tout, elle se rendait compte qu'elle devait se rassembler, trouver en elle la force d'empêcher cet événement de prendre le contrôle de son présent.

Elle se demandait comment elle allait faire pour se rendre au travail le lendemain sans envoyer ni recevoir de message de la part de Laura. Tous ces repères, semblables à de petits cailloux semés par le Petit Poucet pour retrouver son chemin vers chez lui, n'existeraient plus dès le lendemain.

Laura avait été la maison de Rubi. Rubi s’était réfugiée dans la représentation que Laura était comme “chez elle”. Laura lui procurait un sentiment d'appartenance et de confort, comme si elle pouvait vraiment être elle-même sans craindre d'être jugée. Leur lien était si profond que Rubi se rendait compte que Laura était devenue sa demeure, un endroit où elle pouvait laisser de côté les masques qu'elle arborait à l'extérieur pour simplement être qui elle était réellement. Chaque instant passé avec Laura lui rappelait que parfois, la vraie maison n'est pas un endroit, mais une personne. Aussi, si pour Rubi Laura représentait sa maison, c’était parce qu’elle dégageait ou appelait chez elle des choses familières qui pouvaient tout autant avoir attrait à son passé, ses insécurités, et ses traumatismes. Le fait d'être attirée par une personne familière et a qui elle prêtait des similitudes avec elle, laissait entrevoir que Rubi n’avait probablement pas encore totalement surmonté ses blessures.

Rubi savait qu’elle devait se responsabiliser et arrêter de se cacher. Être en couple lui avait permis d'éviter d'affronter sa véritable identité. Derrière la relation avec Laura, elle se cachait, se servant de cette union comme d'un bouclier. Protégeant cet espace, elle repoussait toute interaction qu’elle jugeait superflue ou menaçante. Ses projets étaient gardés secrets, excepté son désir de maintenir un niveau de vie adéquat pour sa famille. Prendre des risques ne faisait pas partie de ses habitudes, et elle craignait toujours d'accueillir de nouveaux venus dans sa vie. L'idée d'explorer de nouveaux horizons pour s'épanouir lui faisait peur. Rubi gardait une part d'innocence, attendant l'approbation des autres pour agir. La peur de l'échec la paralysait, craignant de ne pas atteindre les résultats satisfaisants qu'elle désirait.

Elle ne le réalisait pas encore, mais cette séparation lui apporterait la liberté tant recherchée. Sa liberté personnelle d’être l’adulte qu’elle devait être émergeait progressivement. Avec le temps, elle prendrait pleinement conscience du fait que personne ne guérit réellement de son enfance, et c'est à elle seule qu'incomberait la lourde tâche de cheminer vers son propre équilibre. Ses objectifs désormais clairs, elle se concentrerait sur ses aspirations, celles qui lui étaient propres et qu'elle n'avait pas à partager avec quiconque. Elle avancerait inévitablement, toujours seule, sur le chemin de sa vie.

Rubi souhaitait être tendre avec elle-même. Elle essayait de se montrer indulgente et de reconnaître qu’elle avait poursuivi une relation alors que tant elle, que Laura n'étaient plus émotionnellement disponibles pour l'une et pour l'autre. Rubi admettait qu'il y avait eu une certaine alchimie entre elles, une connexion authentique qui ne pouvait être feinte. Dès le début, elles avaient su communiquer efficacement. Leurs modes de vie se complétaient rendant leur relation harmonieuse. Chaque moment d'intimité partagé était empreint d'une intensité. Elles partageaient même des moments anodins, discutant de leurs découvertes du quotidien.

Seulement, l’alchimie avait eu une durée limitée. Une fois cette période passée, qu’est-ce qui rendait assez solide une relation pour sceller les liens entre des personnes et permettre des fondations plus pérennes ? C'était une question cruciale, appelant à explorer les notions de confiance, de respect mutuel et de compréhension profonde, des éléments essentiels pour nourrir une relation durable et épanouissante.

Rubi avait le droit de se sentir trahie, nourrissant ses sentiments sur les débuts empreints d'amour avec Laura. Cependant, elle percevait clairement la distance croissante entre elles au fil du temps, sans réellement saisir le pourquoi. Une dualité paradoxale émergeait dans l'esprit de Rubi : bien qu'elle ait été investie émotionnellement dans la relation, elle admettait que Laura malgré ses sentiments ne s’y épanouissait plus.

Rubi avait nourri l’espoir profond de pouvoir toujours compter sur la présence réconfortante de Laura, que ce soit dans les hauts ou les bas de la vie. Elle aspirait à être une source de soutien et de réconfort pour Laura également. Considérant leur relation comme un espace dédié à l'épanouissement mutuel, Rubi se rendait compte qu'il y avait eu de sa part de l’idéalisation. Néanmoins, elle était consciente que chacune avait la responsabilité de reconnaître lorsque la relation ne répondait plus à leurs besoins.

Les événements avaient une autre portée pour Rubi. L’adversité l’avait forgée en une guerrière. Malgré ses craintes et ses nombreuses peurs qui auraient pu la paralyser, quand elle tenait à quelque chose ou à quelqu’un, elle faisait preuve d’une pugnacité sans limite, prête à affronter tous les obstacles.

C’est pourquoi, il y a bien une chose que Rubi ne supportait pas. C’était la lâcheté sous toutes ses formes. Elle ne pouvait comprendre que certaines personnes abandonnaient quand elles se heurtaient à des difficultés ou des ajustements, préférant renoncer plutôt que d'affronter les défis avec courage et détermination. Comment faire confiance à des personnes qui baissent les bras et abdiquent si facilement devant l'adversité?

Rubi était une belligérante par nécessité plus que par choix. Cela avait été sa norme pour affronter et surmonter les traumatismes qu’elle avait subis. Chaque succès qu'elle avait connu, chaque relation qu'elle avait construite, tout cela avait demandé un travail acharné et une détermination inébranlable. Elle avait dû lutter avec acharnement pour se libérer des entraves du passé et découvrir les possibilités de bonheur et d'épanouissement au-delà de sa douleur. C’est pourquoi elle ne comprenait pas les personnes lâches, les plaçant dans la même catégorie que les menteurs, car tous deux semblaient semer la même destruction sur leur passage, cherchant seulement leur avantage personnel avant de disparaître.

Rubi n’avait jamais adhéré à l’idée qu’être en relation pouvait être difficile, surtout lorsque l’on y investissait transparence et honnêteté. Pour elle, en tant que membre d’une minorité, il avait été complexe de se convaincre qu’elle méritait d’être aimée, soignée et respectée. Vivant dans des sociétés où ces droits sont souvent niés aux minorités, la quête d’amour devenait alors jonchée de violences, d’injustices et de découragements. Pour Rubi, une autre difficulté résidait dans sa croyance selon laquelle le fait d’être en couple simplifierait tout, une illusion rapidement dissipée, d’autant plus compliqué quand ledit couple impliquait deux femmes noires.

L’amour et être partenaire est une pratique complexe et profondément enrichissante. Si on pouvait comparer cette pratique, ce serait comme un sport exigeant qui demande un engagement total, une rigueur sans faille, une grande capacité d'adaptation. C'est tout un programme de dévouement et de patience. Quand on rajoute la particularité d’être des femmes noires comme l’étaient Rubi et Laura, cette pratique de l’amour acquiert une dimension encore plus complexe, devenant presque une discipline à haut risque. En effet, non seulement elles se trouvaient souvent confrontée à un manque de modèles, mais aussi parce que l'amour, en particulier l'amour de soi, n'a pas toujours été une notion facilement accessible pour les femmes noires, à qui il a parfois été refusé le droit de s'aimer pleinement et authentiquement.

Rubi avait investi énormément d'énergie pour éviter tout conflit avec Laura, cherchant à échapper aux schémas qu'elle avait connus dans son enfance. Elle avait grandi dans un foyer où ses parents se disputaient fréquemment, elle n'avait pas réellement connu la signification profonde de l'amour. Témoin des incessantes querelles de ses parents, qu'il s'agissait d'argent ou d'éducation, Rubi avait développé un réflexe de protection pour préserver sa tranquillité d'esprit. Ses efforts pour contourner les sujets sensibles étaient ainsi le fruit de son expérience d’enfant.

Rubi pensait que si elle rentrait en conflit avec une personne, irrémédiablement quelque chose de dramatique et de grave allait se dérouler. Son manque de confiance en ses propres besoins, ses limites, et son entourage l'empêchait de partager ses doutes et ses incertitudes, la laissant seule face à ses craintes les plus profondes.

Affirmer ses attentes pouvait être effrayant pour Rubi. Ainsi, elle faisait le choix délibéré d’être perçue comme la bonne personne, plaçant en premier plan sa timidité et sa réserve pour éviter de s’affirmer. Cette retenue a engendré une retenue émotionnelle profonde chez Rubi, spécialement concernant ses émotions les plus intimes et intenses. Plutôt que de partager ses véritables sentiments, elle se contentait d'exprimer ses peurs. Cette situation l'a alors enfermée dans un schéma où l'expression de ce qu'elle aurait dû dire à Laura demeurait enfouie en elle.

Rubi percevait des regards extérieurs qui semblaient renforcer l'image de surpuissance que lui conférait son rôle de parent. Malgré les apparences, elle se débattait avec des doutes incessants. Ce qu'elle recherchait ardemment, c'était un soutien bienveillant et des perspectives nouvelles pour nourrir son imaginaire parental.

Rubi aurait souhaité avoir ces conversations difficiles plus souvent. Elle avait remarqué que, loin d'être des épreuves à redouter, aborder ces sujets délicats dans un cadre sécurisant et calme pouvait ouvrir la voie à de nouvelles perspectives et insuffler un sentiment d'espoir.

Rubi s’imaginait bien que personne ne pouvait lire dans ses pensées, surtout si elle ne les exprimait pas. Cependant, malgré son habituelle réserve, à plusieurs reprises, elle avait secrètement espéré que Laura puisse le faire. Elle avait nourri la croyance que la complicité qui les unissait permettrait à Laura de deviner ses besoins. Sans jamais l'admettre ouvertement, Rubi désirait ardemment partager ses responsabilités et trouver en Laura une alliée pour soulager le fardeau qu'elle portait seule depuis si longtemps. Tout ce qu'elle aurait voulu, c'était pouvoir demander à Laura : « Pourrais-tu m'aider... ? » Néanmoins, elle avait fini par accepter que ce rôle de soutien ne correspondait pas aux aspirations de Laura.

Devenir une adulte émotionnellement mature signifiait pour Rubi non seulement communiquer ouvertement ses besoins profonds, mais aussi progresser au sein d'une relation qui la soutenait pleinement. Malgré des progrès dans la gestion de ses émotions, Rubi se trouvait encore confrontée à des zones d'immaturité, espérant parfois que les autres devinent ses pensées. La tendance évitante de Laura avait constitué un obstacle à l'épanouissement émotionnel de Rubi.

Rubi a toujours envisagé l’amour de manière politique, en particulier l’amour entre femmes. Elle considérait le domaine amoureux comme un espace où chacun pourrait contribuer, permettant ainsi de cultiver ensemble le terrain qui leur correspondrait le mieux. Tout au long de son cheminement sentimental, Rubi a rencontré de nombreux obstacles, principalement liés au conformisme. Malgré ses interactions au sein de diverses communautés, elle a constaté que la différence était souvent mal perçue. Rubi s'est toujours sentie en décalage, unique en son genre.

Rubi fantasmait énormément et pouvait parfois se montrer naïve. Elle se persuadait pouvoir rencontrer plus de personnes avec l’esprit ouvert et qui pouvaient accueillir sa singularité et lui offrir un espace où s'épanouir. Pourtant, la réalité s’est chargée de lui montrer que ce monde idéal, auquel elle aspirait n'était pas celui dans lequel elle évoluait, se confrontant brutalement à la dureté des mentalités figées.

Un seul modèle de vie était constamment mis en avant, même si une certaine forme de progressisme existait en surface, et elle était continuellement reléguée à la marge, perçue comme une exception. 

Rubi se faisait la réflexion que, dans un environnement où les identités divergentes étaient considérées comme des entités à rejeter, il lui était ardu de s'épanouir pleinement. Elle se demandait comment parvenir à cette réalisation alors que chaque aspect de son existence déviait des normes sociétales, et que le mode de vie qu’elle avait adopté et qui garantissait son bien-être avait été le résultat d'une profonde introspection.

Tout n’était pas nécessairement question de romance, d’amour ou d’amitié. Il tenait à cœur à Rubi de bâtir une communauté avec plusieurs constellations autour d’elle qui pourrait garantir à chaque personne qui en ferait partie le soin, l’amour et l’attention. Par ce besoin, Rubi se questionnait de la raison pour laquelle il avait été aussi important pour elle de construire un couple quand toutes les composantes dans lesquelles elle avait évolué avec Laura ne favorisaient pas la naissance de cette communauté tant voulue. Elle s’est demandée pourquoi il avait été impossible de donner le sens de « faire famille » à Laura. Cette réflexion l'a profondément intriguée, surtout lorsqu'elle avait remarqué que Laura avait la capacité d'inclure des amis dans son cercle familial... La distinction claire se dessinait probablement dans le fait que Laura avait consciemment choisi ses amis comme sa famille. Face à cette observation, Rubi ressentait une ambivalence entre l'attrait de l'intimité restreinte offerte par le couple, la profondeur des liens multiples au sein d'une communauté sélectionnée avec soin et sa parentalité.

Rubi était persuadée que la relation avec Laura et leurs premiers échanges avaient ouvert la direction vers une opportunité d'évolution où toutes les opportunités seraient accessibles. Elles formeraient une micro-communauté animée par l'agentivité et l'ingéniosité de chacune. Un environnement propice à la croissance, tant sur le plan collectif que personnel. Cependant, les épreuves de la vie ont privilégié l’individualité au détriment du bien commun. Ce dernier a progressivement pris le dessus sur l'intérêt collectif, et les aspirations initiales ont peu à peu cédé face à un éloignement émotionnel grandissant entre les deux amantes. Cette situation a fait place à des sentiments de désarroi et d'isolement, éloignant Rubi et Laura des idéaux de solidarité et de compréhension qui les animaient auparavant.

Rubi a un seul regret … Un regret tenace, ancré profondément en elle, qu’elle savait ne jamais pouvoir effacer : celui de n'avoir jamais pu véritablement vivre pleinement cet amour avec Laura, réalisant ainsi que lorsque l'on aime sincèrement, rien ne devrait être vain.

Rubi se sent lasse et épuisée. Le chemin devant elle semble interminable, mais elle sait qu'il lui appartient. Chaque pas est une lutte contre les contraintes libérales qui étouffent chaque aspect de sa vie, et elle aspire ardemment à s'en affranchir.

Elle veut aussi croire qu'un échec n'est qu'une porte ouverte vers de nouvelles opportunités.

Une occasion de se réinventer et de saisir d’autres horizons.

Les siens.

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Mes réflexions sur “Les Rivières” de Mai HUA …