Le jour où j’ai tué mon père !
Il n’y aura pas de bilan de fin d’année.
Il n’y aura pas non plus de décompte de mes accomplissements, de mes déceptions ou de mes échecs de l’année écoulée.
Il y a cependant bien un évènement que je retiens et qui constitue une immense victoire sur ma vie.
Cette année … j’ai tué mon père…
Je ne reviendrai pas au cours de cet article sur ce qui s’est passé et pourquoi la symbolique de “tuer mon père “ est pertinente.
Pourquoi … parce que j’ai pris la décision, et j’espère pouvoir mener cette action aussi longtemps que possible, de fermer cette page douloureuse, invalidante et troublante de mon parcours.
Avant, je souhaite tout de même revenir sur ce qui s’est déroulé.
…
C’était une journée habituelle de travail, à un détail près, que nous étions le jour de la Saint Audrey … donc le 23 juin !
Je sors déjeuner … il fait beau et je prévois de passer ma pause assise à une terrasse que j’affectionne.
Je m’y rends, je trouve la table parfaite installée au soleil et je commande.
En attendant que mon plat arrive … je laisse mon regard aller au loin et c’est là qu’une silhouette assise sur un banc sur le trottoir d’en face attire mon attention.
Malgré le fait que je ne l’avais pas aperçu depuis une vingtaine d’années … je LE reconnais de façon immédiate… et tandis que mon regard s’attarde, j’ai l’impression qu’il me regarde également et qu’IL me reconnait !
A ce moment précis, la panique s’empare de moi … je suis tétanisée… je suis confuse !
Qu’est ce que je suis censée faire !!!
Je ressens un grand stress mais la décision d’intervenir me prend pourtant deux secondes.
Alors que le serveur m’apporte mon repas … je me lève précipitamment.
Je lui dis que je dois y aller mais que je reviens … devant son regard sceptique, je lui promets de revenir.
Pour le rassurer, je laisse quelques effets personnels que sont ma casquette et un foulard pour garantir que je ne suis pas en train de faire un resto/baskets !
Et j’y vais …
La silhouette que j’ai reconnue a semble-t-il suivi mes moindres gestes et devant mon mouvement se lève du banc et entreprend de se déplacer.
Je presse le pas … c’est l’heure de pause, il y a du monde partout, le quartier est dans l’effervescence et je ne veux pas le perdre de vue … je commence à courir et je parviens à sa hauteur.
Le courage parle à ma place et arrivée à sa hauteur je dis :
“ - Excusez-moi, bonjour !
La silhouette se retourne et il ne fait aucun doute que c’est LUI !
- Je peux vous parler et j’enchaine :
- Vous savez qui je suis ?
Il me répond quelque chose que je trouve complètement à coté de la situation :
-Est ce que l’on peut se mettre plus à l’ombre ?
J’acquiesce et je réitère ma question tout en gardant une distance physique sécuritaire :
-Vous savez qui je suis ?
Il dit, et là j’entends cette voix qui n’était plus parvenue à mes oreilles depuis des années :
-Oui, vous êtes Audrey … comment pourrais je l’oublier …
Je lui réponds :
-Je voulais être sûre et je voulais que vous voyez ce que je suis maintenant !
Il n’ose pas me regarder et parvient à me dire qu’il ne veut pas d’histoire, qu’il ne veut pas revenir sur le passé et qu’il espère que je suis heureuse et que j’ai autour de moi des personnes qui m’aiment !
Il finit par me dire : VIVEZ, ce que je trouve déplacé étant donné tout le mal qu’il s’est donné pour que je vive avec difficulté !
Je finis par dire :
-C’est ce que je fais vivre … difficilement …
Et il part …”
Je le regarde s’éloigner … j’ai eu envie de le suivre pour savoir où il se dirigeait … je voulais comprendre pourquoi et comment il se retrouvait dans le quartier où je travaille.
Je me raisonne car c’est sûrement trop dangereux et que j’ai déjà été trop loin.
Je me décide alors de retourner à ma table.
Je suis d’un coup fébrile… j’ai le cœur qui bat fort dans ma poitrine et je me suis mise à transpirer, j’ai comme un coup de chaud !
Passé le moment d’effroi et d’étonnement … je me sens bien et fière de ce que je viens d’accomplir.
De toutes les fois où j’avais imaginé le croiser … je me voyais faillir et perdre mes moyens et au lieu de cela j’ai réussi à lui faire face, à lui montrer la femme que j’étais devenue et que je n’étais plus l’enfant qu’il avait terrorisée pendant des années !
J’ai tué mon père !
J’ai rêvé de cet évènement ma vie durant
Quand je remonte à mes souvenirs d’enfant
Je rêvais de tuer mon père
Une enfant
Une petite enfant comment aurait-elle pu le faire
Alors dans mes rêves
Je tuais mon père
J’élaborais tous types de stratagèmes afin de pouvoir l’éliminer
Quelle enfant fait cela imaginer tuer son père
Quelle enfant, dites-moi
A chacun de mes réveils
Malgré le fait que je l’avais tué dans mes rêves
Il restait présent dans la réalité
Il déambulait dans la maison
Ses yeux menaçants
Proférant les plus horribles avertissements
Me dictant ma conduite et m’agressant
Pourtant, chaque nuit
Je tuais mon père
Avant de pouvoir le tuer symboliquement
J’ai envoyé mon père en prison
Pendant 20 ans, il était mort
Son existence physique n’était plus
Il n’était plus
Mais je n’étais pas celle qui avait prononcé la sentence
Il était mort … mais encore vivant
Un mort - vivant
Un temps suspendu durant lequel, j’ai repris le cours de ma vie déjà bien abimée par lui
Je continuais de rêver, malgré notre éloignement, de tuer mon père
Il était mort socialement mais je ne l’avais pas fait de mes mains
Je n’éprouvais pas de culpabilité quant à l’abolitionnisme et quant à sa situation carcérale
La prison n’est certes pas la solution
Elle reste la seule opportunité de stopper certains agissements et violences
De retirer de l’espace public une personne malveillante
Je continuais de nourrir le souhait de le tuer par la force de mes mots, mon courage et ma détermination
La honte
La peur
L’épreuve immense que cela représentait restait effrayante
Je sentais que si je dois continuer la vie que j’ai
Je devais le faire un jour
Avec l’aide du destin
Le recul qui m’a été donné ces dernières années afin de me fortifier
Je continuais de rêver que je le tuais
Dans mes rêves sans aucune variante
Je l’exécutais froidement
Toujours de la même manière
Et c’est là qu’un midi, installée à la faveur du soleil
Une apparition
C’est lui
Il se tient devant moi
Comme s’il m’attendait
Comme s’il attendait son exécution
Pas d’hésitation possible
C’est lui
C’est moi
Combien de fois cette occasion se représentera
J’hésite
J’ai peur
Il me fait peur
Je fonce
Et pendant que j’avance, je me raisonne et me rassure en me disant que je ne suis plus cette enfant qui ne peut plus tuer son père
Je me lève
Il me voit
Il prend la fuite
Je me mets à le poursuivre
Une fois devant lui comme je ne l’ai jamais été de toute ma vie
Mes yeux sont des armes qui le blessent
Je suis grande et j’occupe tout l’espace
Ma présence le force à baisser le regard
Il est craintif
Je suis puissante
J’aurai pu, si j’avais voulu, l’écraser et faire de lui des miettes
Et le réduire au néant qu’il représente maintenant
J’ai choisi cependant de le tuer par mon image
Celle d’une femme qui a traversé les enfers malgré toutes les souffrances et violences qu’il m’avait fait endurer
Juste comme ça
J’ai tué mon père
Je l’ai tué symboliquement en lui montrant que j’ai survécu
Que je suis devenue une personne qui ne se cache pas
Une personne à qui il ne pourrait désormais plus jamais rien prendre
Un dernier regard
Je l’ai laissé s’éloigner
Avec l’espoir que mon fantôme le hante
Aujourd’hui, des mois après je peux dire que j’ai tué mon père
Ce n’était pas un rêve
Je ne l’ai plus rêvé depuis
Car je l’ai tué dans ma réalité
Je suis heureuse … pour de vrai !